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29/01/2005

Agir face au changement et à la complexité croissante des choses, par Jean-Pierre Quentin



Pour pouvoir agir face au changement et à la complexité croissante des choses, des situations et des relations, le manager doit "comprendre l'incompréhensible" et "prévoir l'imprévisible". D'où l'engouement actuel pour la prospective, qui aide à comprendre et relier entre elles les multiples composantes de notre environnement actuel et futur. D'où aussi l'importance d'en faire la pédagogie, car plus encore que de renforcer la technicité de la démarche prospective, nous avons besoin d'élargir sa diffusion. Symétriquement, la pédagogie (celle du formateur vers l'apprenant, mais aussi celle du chef vers le subordonné... ou l'inverse) a besoin de s'ouvrir à la prospective, notamment pour élargir son champ (renforcer le "savoir voir"), pour contrer les dérives d'une société de l'information complexe et mouvante (démagogie, désinformation et autres manipulations), ou simplement pour diversifier ses approches : moins de gavage, de spécialisation, de prescriptions ou recettes ; plus de repères, de mise en perspective, d'intelligence(s) - pour plus d'autonomie et de responsabilité.

Le monde change. Ce n'est pas nouveau. Le Moyen Age, la Renaissance ou le Second Empire aussi ont connu d'importantes évolutions, parfois même des révolutions. Mais le changement est de plus en plus "grave" au fil du temps, par la conjonction et l'effet cumulatif de trois facteurs : accélération, dimension et complexité. Accélération : notre capacité d'adaptation est de plus en plus sollicitée par un rythme de changement sans cesse accru (c'était plus facile à 40 Km/h qu'à 180) - et, par contrecoup, certaines résistances au changement sont d'autant plus douloureusement ressenties que, même si elles ne s'accentuent pas, l'écart se creuse entre le freinage et le besoin d'accélération (cf. les archaïsmes de la société française). Dimension : de la télévision au supermarché, la mondialisation se manifeste au quotidien ; les acteurs du jeu socio-économique sont de gigantesques institutions, leurs jeux s'inscrivent dans de vastes systèmes... et l'homme de la rue se sent plus faible et démuni que quand son horizon se limitait à un territoire balisé, où des acteurs identifiés pratiquaient des jeux compréhensibles. Quant à la complexité, inutile d'insister sur ce facteur plus qualitatif, corollaire des deux précédents. Illustration avec la famille Dupondt.

Technologies, marchés, qualifications...
Monsieur Dupondt travaille dans la téléphonie. Au début, ses tâches étaient très stables et "cadrées" comme l'étaient celles de ses prédécesseurs pendant des décennies. Les choses ont brusquement évolué : depuis vingt ans il change d'activité, parfois même de métier, en moyenne tous les deux ou trois ans. Il est loin le temps où il pratiquait l'électromécanique à laquelle il avait été formé ! Au début, ça n'a pas été facile de se convertir à l'électronique, puis à l'informatique... en attendant peut-être les biotechnologies ? En fait, comme pour beaucoup de collègues, la plus grande difficulté était dans sa tête : quand la Direction a annoncé les mutations à venir, malgré de patientes explications, c'est tout un univers de certitudes qui s'effondrait : "ils" sont devenus fous, on est les meilleurs du monde et "ils" vont nous changer tout ça... Avec le recul, tout cela paraît dérisoire : bien sûr qu'il fallait profiter des opportunités technologiques, développer de nouveaux produits, conquérir des marchés, souvent même les inventer. Et "ils" avaient raison : si on n'avait pas pris le tournant, c'est certain qu'on ne serait plus là à fabriquer des matériels obsolètes qui n'intéressent plus personne. M. Dupondt est conscient de sa chance de travailler dans cette entreprise qui a adapté à temps sa production, son management ou son marketing, comme bien d'autres, mais surtout qui a su faire la pédagogie de ces changements, tant en interne qu'auprès de ses clients, fournisseurs et autres partenaires : les évolutions sont annoncées à l'avance, le cap précisé, le parcours balisé ; à tout moment, chacun peut situer sa propre position en référence aux mouvements de l'ensemble.
Il en est d'autant plus conscient que son beau-frère n'a pas eu cette chance. Après leurs études, ils sont entrés dans des firmes concurrentes. Quand le grand chambardement du métier a commencé, Durandt se posait bien des questions à partir de ce qu'il lisait dans la presse ou de ce que lui disait Dupondt, mais son entreprise échappait à la tourmente, à en croire les dirigeants, dont le discours se voulait rassurant à défaut d'être toujours clair ou cohérent.

Dormez, je veille... Dans un premier temps, ils ont joué la continuité : l'entreprise n'est pas concernée par ces changements ; ceux qui passent à l'électronique vont se casser la figure, ce n'est pas notre métier ; nos clients sont fidèles depuis des décennies, etc. Puis il a fallu fermer certaines unités : pas de souci, on va rebondir après quelques licenciements... Finalement, son entreprise l'a jeté quand il n'était plus adapté, alors que celle de son beau-frère avait aidé le personnel à évoluer. Face à une mutation globale (voir encadré), il ne suffit pas de traiter séparément les différents aspects - techniques, économiques, humains ou organisationnels - il faut aussi les relier dans une démarche intégrée et, aspect trop négligé, associer le "corps social". Et le faire dès l'amorce du changement. Là comme ailleurs, la "solution élégante", plus responsable et cohérente, est aussi plus efficace et durable.


Encadré 1. Une mutation globale

ça change... à tous les niveaux :
- Celui des bases matérielles de l'activité
- = la sphère "techno-économique" :
- Celui des personnes, tant individuellement que collectivement
- = la sphère "socio-culturelle" :
- Celui des institutions (Pouvoirs publics, entreprise, associations...),
. tant dans leur structure ou leur organisation (aspect "institutionnel")
. que dans leur fonctionnement ou leur management (aspect "politico"),
. tant en interne que dans leurs relations entre elles ou avec les personnes
- = la sphère "politico-institutionnelle" :


- Tout bouge... partout : au sein des sphères, dans leurs relations...
Mouvements des composants...

Mouvements au sein des sphères...


Mouvements entre sphères...


- Tout se tient...








- Les zones d'intersection s'élargissent,
avec pour corollaire une complexité croissante

- Conclusions...
- Ce qui importe : les mouvements des composants, certes, mais surtout les relations, symbolisées ici par les flèches...
- Or, à l'école, dans l'administration ou dans l'entreprise, quel intérêt leur accorde-t-on ? Comment les analyse-t-on ? Comment sont-elles "gérées" ?...


Organisation, management, initiative, motivation...
Madame Dupondt travaille au Tribunal. Comme dans toute administration, ce qu'elle fait est extrêmement utile, mais elle a souvent le sentiment qu'on pourrait le faire de façon à la fois plus agréable et plus efficiente. Sentiment fondé en partie sur l'observation et le bon sens (par exemple quand, plusieurs fois par jour, elle monte trois étages pour voir son chef ou en descend deux pour faire une photocopie), en partie sur les comparaisons avec le management qui se pratique en entreprise. Sur le premier point, elle a essayé de suggérer des petites améliorations de bon sens, qui ne coûtent rien et rapportent gros - toujours en vain : ce n'est pas si simple, ma petite, vous ne vous rendez pas compte... La cause est entendue, sans jugement : dans un procès, les intéressés ont le droit d'exprimer leur point de vue ; ici, ce serait hors de propos. Quant au management, un espoir est né il y a quelques mois, avant de s'évaporer : Paris avait envoyé des experts pour aider à mieux organiser le travail et donner des moyens supplémentaires. "Ils" ont appelé ça un audit et pour commencer, chacun a été interviewé notamment sur sa façon de travailler ou sur ce qu'il pensait pouvoir améliorer. Ainsi, quand Mme Dupondt a relancé son idée maintes fois rejetée selon laquelle une simple étagère permettrait de voir et trier les dossiers, donc d'organiser l'information et de hiérarchiser son traitement, l'auditeur a été atterré de découvrir que, faute d'organisation élémentaire, on empilait les dossiers, ce qui conduisait à les traiter en fonction de leur position sur la pile...
Tout le monde a vraiment cru à l'audit et joué le jeu. On en attendait beaucoup. Après quelques semaines, toujours aucun retour. La nature ayant horreur du vide, radio-couloir a pris le relais et le mariage de l'ignorance à l'incertitude a engendré l'angoisse et le rejet a priori, catalysés par les "forces de la réaction", souvent plus actives que celles "du progrès" - et d'autant plus efficaces que le propos est imprécis et allusif, crée la confusion par amalgame, substitue la démagogie à la pédagogie : "ils" mettent en cause le sérieux de notre travail, "ils" voudraient nous transformer en entreprise et sacrifier le Service public... Mme Dupondt connaît bien l'entreprise, par son mari mais aussi parce que contrairement à la plupart de ses collègues, elle n'a pas toujours été fonctionnaire. Elle a donc essayé de ramener les esprits à un peu de raison : il ne s'agit pas de critiquer le travail de chacun de nous, mais d'en améliorer l'organisation générale ; il n'est pas question de nous soumettre à la "loi du profit" mais de professionnaliser un peu notre fonctionnement anarchique, avec ce qu'il implique de gâchis colossaux pour la collectivité, d'inconforts ou de frustrations pour nous... Peine perdue, de toute façon la situation avait échappé au contrôle de la hiérarchie. Pourtant, moyennant un zeste de "pédagogie du changement", on aurait pu surfer sur la vague initiale d'enthousiasme et d'espoir ; au contraire, on a verrouillé et renforcé les crispations.
Répartis entre l'enseignement supérieur et le secondaire, les petits Dupondt apprennent consciencieusement leurs programmes, découpés en disciplines bien cloisonnées et mises en scène dans des démarches pédagogiques plus proches du monde de Jules Ferry que des réalités actuelles - vaste sujet qu'on se gardera de développer ici...
Par curiosité et parce qu'ils se sentent concernés, parents et enfants Dupondt s'intéressent à leur environnement tant local que mondial et à ce qui s'y passe. Comme tout le monde, ils ont les actualités télévisées des chaînes nationales comme première source d'information, ou prétendue telle - là encore, on n'épiloguera pas...
A la maison, à l'école, au travail, dans la Cité, le besoin est le même : l'acteur a envie et besoin de comprendre les systèmes dans lesquels il évolue, pour y tenir sa place ; inversement, les systèmes ne peuvent durablement fonctionner sans l'implication des acteurs. On le sait, on le dit... qu'attend-on ?





Encadré 2. Quelle pédagogie, pourquoi, comment ?
Une pédagogie de la complexité et du changement s'impose pour différentes raisons, qui en définissent les contours. Plusieurs conditions doivent être remplies. Elles sont nécessaires, pas toujours suffisantes ; elles sont complémentaires et indissociables : si certaines sont négligées, ça ne peut pas marcher.

1. Changer de paradigme. Etant entrés dans un monde systémique (schéma biologique), arrêtons de raisonner de façon linéaire (schéma mécanique).
2. Elargir le champ. Est-il bien raisonnable de continuer à appréhender le monde d'aujourd'hui à partir de disciplines qui étaient au programme il y a vingt ans ?
3. Décloisonner. Alors que tout se tient, c'est suicidaire d'isoler chaque élément et, circonstance aggravante, d'en confier le traitement à des spécialistes "propriétaires" de leur champ : la philo au prof de philo, le marketing au marketeur, les lois au législateur... Décloisonner également les relations interindividuelles et interculturelles.
4. Analyser en profondeur. Le zapping lié au foisonnement de l'information peut donner le pire (déstructuration, éclatement) ou le meilleur (vision multiforme), selon le degré de maturité et de réflexion du terrain d'accueil.
5. Adopter une vision dynamique. Tout bouge, nous disposons de techniques cinématographiques sophistiquées, mais nous nous obstinons à observer le mouvement sur des photos inanimées...
6. Réconcilier le conceptuel et l'opérationnel. On ne compte plus les brillantes analyses prospectives réalisées depuis vingt ans. Un large consensus existe sur leurs conclusions. Décidons nous enfin à en mettre en œuvre 2 ou 3 % et tout changera !
7. Associer les acteurs. Dans la durée, le changement ne se fait jamais contre les intéressés. Symétriquement, la motivation est le meilleur ressort... et le plus négligé dans la France contemporaine.
8. Travailler ensemble. Dans notre univers complexe, on ne peut réussir que collectivement. Personne ne le conteste plus. Alors pourquoi continuer à tout fonder sur la performance individuelle ?
9. Perdre du temps pour en gagner. En "perdre" un peu aujourd'hui dans des détours pédagogiques, pour en gagner beaucoup demain, notamment en efficacité.
10. Reconstruire l'émotionnel. Deux registres du langage (conceptuel et factuel) ont été privilégiés (mais dissociés). Le troisième (émotionnel), après avoir été étouffé, est réhabilité sous une forme dégradée (émotivité primaire) dans certaines dérives mass-médiatiques. Il est temps de le rétablir sur des bases plus saines.
11. Revaloriser l'imagination, la créativité, la sensibilité, l'intuition et autres caractéristiques "cerveau droit".
12. Donner du sens. No comment.

Membre d'E-Mergences, Jean-Pierre Quentin est consultant, professeur et auteur. Intervenant dans des situations complexes, dans des contextes de changement, il aide à décloisonner les relations et à imaginer le futur.

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