13/12/2008
L'histoire vouée à la casse ?, par Christian Salmon
Source : Le Monde daté du 13 décembre 2008
Chronique de Christian Salmon, écrivain
Après la fin du star-system tant de fois annoncée, c'est une autre composante de son succès qui serait vouée à la casse : la "story". La bonne vieille histoire, avec un début un milieu et une fin, sans laquelle il n'y aurait tout simplement pas de cinéma hollywoodien. Depuis l'aube de l'humanité jusqu'à Hollywood, le récit écrit a connu de multiples métamorphoses au gré des transformations techniques d'impression et de reproduction. Cependant il s'est transmis à travers un format plus ou moins stable, celui du livre ou du film, qui, dans sa forme achevée, raconte à un lecteur contraint la trajectoire d'une vie humaine ou les étapes d'un voyage du héros dont le chercheur Michael Bakhtine avait identifié l'une des formes dans le "chronotope" de la route. Ce modèle d'écriture et de transmission des récits serait sérieusement en danger, menacé par l'explosion de la communication numérique, l'apparition de médias interactifs (téléphones, iPhones, micro-ordinateurs), la multiplication d'univers immersifs nouveaux (jeux vidéo, Second Life, "reality shows"...) et l'apparition de nouveaux formats de narration (hypertextes, multimédias).
L'audience se détournerait de plus en plus des longs tunnels narratifs de la production hollywoodienne pour se consacrer à d'autres formes et supports de lectures et d'écritures, comme les écrans et les téléphones portables. La capacité d'Hollywood à raconter une histoire serait progressivement grignotée par l'expansion des messages et des microrécits dans la médiasphère. Le récit traditionnel avec suspense, conflit et résolution serait en passe d'être noyé dans le bruit universel et le désordre visuel. Une nouvelle version de la fable du lion hollywoodien mis en échec par les moustiques de la Toile. "J'ai même vu un écran plasma au-dessus d'un urinoir", a déclaré le producteur Peter Guber (Midnight Express, The Color Purple, Rain Man, Batman...) qui donne à l'université de Californie un cours intitulé "Naviguer dans un monde narratif"...
Le Centre pour le storytelling du futur, qui ouvrira ses portes à Plymouth en 2010, répond à cette nouvelle donne. "Notre idée, explique David Kirkpatrick, président de Plymouth Rock Studios et ancien président de Paramount, qui a investi 25 millions de dollars dans le projet, est de relever le défi des nouvelles technologies et d'essayer de maintenir vivant l'art du récit alors que nous abordons le XXIe siècle du storytelling." Nous devons "protéger l'histoire" et pour cela être à la pointe de la technologie dans dix ou vingt ans. "C'est une chance extraordinaire de mettre les capacités d'innovation, qui ont fait la réputation du MIT, au service des nouvelles technologies du storytelling, poursuit-il. Cette collaboration va transformer le modèle de fabrication des films et réduire les barrières technologiques qui enferment la forme narrative."
Le MIT travaille déjà sur la robotisation de la production d'images, mais le nouveau centre devra orienter ses efforts technologiques vers l'industrie du spectacle. Selon le MIT, les nouvelles technologies peuvent apporter de nouvelles manières de raconter des histoires et révolutionner le storytelling qui devra s'adapter aux nouveaux supports multimédias. Les histoires doivent être plus attractives, plus ouvertes, interactives et adaptées aux nouveaux réseaux sociaux. Les chercheurs espèrent transformer l'audience en un partenaire actif, capable de créer des ponts entre les mondes réel et virtuel, en intervenant au cours même du processus de narration.
Les nouvelles technologies expérimentées au MIT, qui permettent à des dispositifs digitaux de comprendre les gens à un niveau émotionnel et même à des caméras de capter les intentions du réalisateur, devraient mettre au monde une nouvelle génération de personnages digitaux : performers synthétiques ou robots hautement expressifs et interactifs.
L'idée est de passer d'un film achevé, enfermé dans un livre ou un film, à des formes ouvertes de narration dans lesquelles des acteurs virtuels et des projecteurs "morphables" peuvent changer en temps réel l'apparence physique d'une scène...
Des perspectives technologiques qui, malgré l'investissement consenti, ne calment pas les inquiétudes de David Kirkpatrick. Il a avoué récemment qu'il pourrait bien suivre l'exemple d'Al Gore, dont le film Une vérité qui dérange a sensibilisé l'opinion aux dangers du réchauffement climatique. Son film attirerait l'attention sur un danger moins visible que la fonte des glaciers mais tout aussi pernicieux : la disparition des histoires. Son titre : World Without Story. Un monde sans histoire.
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