Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/10/2005

LA PROSPECTIVE DU PRÉSENT POUR COMPRENDRE LE MOUVEMENT DE LA SOCIÉTÉ, par Edith Heurgon

N.B. Le texte ci-dessous est extrait d'une conférence donnée par Edith Heurgon,  prospectiviste et co-directrice du Centre culturel international de Cerisy-La-Salle, lors de la 11ème Université d'été d'innovation rurale de Marciac.

LA PROSPECTIVE

Née en France dans les années cinquante, la Prospective a connu son âge d’or à une époque de croissance et de foi dans le progrès. Distincte de la prévision, elle a accompagné la planification et l’aménagement du territoire, pour décrire des futurs possibles, construire des  argumentaires, donner les clés de lecture du changement, favoriser les évolutions culturelles.

Ce n'est pas une « discipline », mais une activité de synthèse. D’où sa mauvaise presse dans l’université française qui ne l’enseigne guère...

Pour dépasser les vues étroites des spécialistes et décrire de manière concrète une situation, rien ne vaut, disait un des pères de la prospective, Gaston Berger, le colloque entre hommes d’expérience, ayant des formations et des responsabilités différentes. Il faut que des hommes se rencontrent et non que des chiffres s’additionnent. 
Il faut voir loin, voir large, poursuivait Gaston Berger, prendre des risques, s'attacher aux faits humains et à leurs conséquences. « Que veut-on et que faut-il vouloir ? », telle est la question que posait Paul Valéry.

La prospective explore deux types de phénomènes : les tendances lourdes et les signaux faibles.  Les tendances lourdes, c'est ce qui, majoritairement, se développe et auquel il convient de se préparer, même si l’on n’en maîtrise pas les rythmes. Les signaux faibles sont des émergences, des germes de futur qu’on ne voit pas nécessairement, mais qui, dès lors qu’on sait les détecter, peuvent constituer des faits porteurs d’avenir.

Pour la prospective, on a développé des méthodes : consultation d’experts, extrapolation de tendances, analyse de données, modélisation, scénarios.... Mais l'esprit de la prospective s'est peu à peu perdu dans les outils.

Avec la montée des incertitudes, la prédominance du court terme, la gestion dans l'urgence et les stratégies adaptatives, la prospective a connu une période de traversée du désert dans les années 80 et 90.

Dans les années 2000, notamment à la DATAR, une certaine relance de la prospective a été engagée autour des Territoires 2020, avec notamment le groupe animé par Philippe Lacombe « L’agriculture à la recherche de ses futurs »[1].



[1] L’Aube,  2002

UN RENOUVELLEMENT DE LA PROSPECTIVE

En 1998, un rapport de J.P Bailly[1] au Conseil économique et social avait proposé un renouvellement de la prospective. Au départ, il portait sur prospective et décision publique. À l’arrivée, un troisième terme avait été introduit : débat. Ce qui paraît nouveau, c'est l'articulation des trois termes : la prospective permet de nourrir le débat qui prépare la décision publique.

Dans cette optique, la décision n'est plus considérée comme un choix opéré à un moment précis par la puissance publique ; elle ne se réduit pas, selon la formule d’Armand Hatchuel, professeur à l’Ecole des Mines de Paris, à un spasme décisionnel, mais elle intègre l’ensemble du processus qui en permet la construction.

Et la prospective, loin de se limiter à une étude d’aide à la décision en amont, qui élabore des scénarios de futurs possibles, devient une démarche exercée de manière continue et interactive, stimulant un processus d’intelligence collective capable d’alimenter le débat et de co-construire des futurs souhaitables.

Pourquoi renouveler ainsi la décision et la prospective ? Il nous semble que ce soit en raison d’un double désajustement.

Le premier tient au fait que désormais les décisions économiques, sociales, politiques, ne se prennent plus au même niveau : avec l'Europe et la mondialisation d'un côté, la décentralisation de l'autre, aucun acteur ne peut plus exercer une souveraineté sans partage. D’où une panne de la décision publique et un déficit du débat public, accompagnés d’une métamorphose du système d’acteurs, avec des acteurs de plus en plus nombreux, mais de moins en moins forts – avec aussi des médias peu enclins à penser le long terme.

Le second constat est celui du désajustement de plus en plus fort entre la société (les gens), et les institutions qui peinent à se réformer. Gérard Demuth, ancien directeur de la Cofremca, y discerne un nouveau contexte sociétal, entre vitalité, précarité et blocage institutionnel.

En effet, le monde change, il change dans les villes, il change aussi dans les campagnes. Il change plus vite et autrement que ne permettent de l’appréhender nos systèmes de connaissance et de gouvernance actuels. Au-delà de l’adaptation, il y a un devoir d’invention. Car les évolutions contemporaines portent à la fois sur les aspects macroscopiques du système économique, financier et technologique et, de manière plus spécifique, sur les transformations locales, voire microscopiques, de la société.

Sous l’effet d’un cumul de crises, la tendance est forte de diagnostiquer une société en décomposition généralisée (des valeurs, du sens, du lien social…) laquelle, de surcroît, soumise à la “ tyrannie de l’urgence ”, se trouverait privée d’avenir. Et pourtant, à ces processus de décomposition sont associés des processus de recomposition permettant de concevoir un “ individu relationnel ” combinant les valeurs d’égalité et d’autonomie.[2]

Au-delà de certaines réactions de conservatisme et de corporatisme, le corps social manifeste d’étonnantes facultés d’ouverture au changement, pour trouver des réponses aux difficultés qu’il rencontre (chômage, précarité…), s’approprier les nouvelles technologies, vivre selon des rythmes sociaux qui ne sont plus régis par le seul travail. En revanche, le système qui produit les décisions publiques peine à suivre cette évolution des comportements, d’où un décalage accru entre des institutions qui fonctionnent encore selon un modèle mécaniste et les aspirations des personnes à plus d’autonomie, de solidarité, de participation…

Pour appréhender les enjeux collectifs de demain, la prospective constitue une démarche pertinente. À condition de se renouveler afin, au-delà d’une visée planificatrice, d’accroître l’intelligence collective des acteurs. Il s’agit d'une prospective qui rencontre la maïeutique, d'une "lecture aiguë" du présent, d’une interprétation dynamique de l'innovation. Au lieu d’apporter des solutions définitives élaborées par quelques-uns, il s’agit d’une prospective partagée qui met en mouvement les acteurs à partir des initiatives locales. C’est ce que nous appelons la prospective du présent.

LA PROSPECTIVE DU PRÉSENT

Si la prospective classique fait référence à l’avenir du temps physique, la prospective du présent s’inscrit résolument dans le temps devenir. D’où cette formule, certes paradoxale, de prospective du présent que vous comprendrez mieux maintenant : le présent, loin de se fondre avec l’instant, introduit la durée, le moment, le Kairos.

Selon Gaston Berger, dans l'avenir, comme dans le présent, il y a plus de choses à voir qu'on ne le suppose, encore faut-il vouloir regarder. La prospective du présent postule à son tour que certaines transformations sont à l’œuvre qui constituent autant de germes de futur (Demain est déjà là[3]), mais nous avons du mal à les percevoir des bonnes lunettes.

Des futurs possibles aux futurs souhaitables
Considérer ainsi le présent place la prospective dans son rôle d’élaboration d’une connaissance partagée pour l’action, capable d’ouvrir le champ des possibles.

Si la prospective classique envisage des futurs possibles, des « futuribles »[4] (lesquels, proposés par des experts aux décideurs, ont tendance à se restreindre jusqu’à la pensée unique…), la prospective du présent postule la construction de futurs souhaitables. Cherchant à accroître les marges de manœuvre des acteurs, cette démarche s’oppose à la fois à l’idée d’un avenir fatalité et à celle d’une pensée hégémonique.

La prospective du présent repose sur un principe qui peut paraître angélique : l’optimisme méthodologique. Alors que la science exerce une fonction critique, la prospective du présent s’efforce de percevoir ce qui fonctionne bien, ce qui est innovant, ce qui surprend, et que nos modes de pensée actuels ne permettent pas toujours de voir.

D’où la nécessité de « décaler » les regards, de déranger les représentations dominantes pour percevoir les transformations déjà à l’œuvre. Et si ces transformations vont dans le sens des futurs souhaitables, ceux que le débat a construits, alors elle les utilise comme leviers de changement pour engager des initiatives prospectives capables de monter en généralité.

La prospective du présent opère ainsi sur des champs de tensions. Plutôt que d'apporter des solutions à des problèmes mal posés, elle s’efforce de formuler les bonnes questions : Et si… ? Jusqu’où… ne pas ? Elle cherche à dépasser les tensions par une pensée qui procède moins par opposition que par composition, à remplacer les catégories d’état par des catégories de processus. En bref, elle s’efforce de faire paraître d’autres manières d’être au monde, souvent déjà là, mais étouffées par les forces dominantes.



[1] Ce rapport Prospective, débat, décision publique, publié en 1998 aux éditions des Journaux officiels, a été réédité sous le titre « Demain est déjà là », à l’Aube, en 1999,  dans la collection  Prospective du présent, que nous animons avec Josée Landrieu, qui dirige la mission prospective du Ministère de l’Équipement,
[2] Voir notamment les interventions de Gérard Demuth, Bernard Stiegler et Roger Sue dans Des “ Nous ” et des “ Je ” qui inventent la cité, colloque de Cerisy, L’Aube, 2003
[3] Jean-Paul Bailly, réédition aux éditions de l’Aube du rapport au CES
[4] Nom d’une revue célèbre.

14:43 Publié dans Prospective | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Prospective

Les commentaires sont fermés.